Au planning familial de Poitiers, les femmes qui arrivent ne sont pas reçues individuellement : ici, on pratique « l’accueil collectif », c’est à dire que les militantes accueillent toutes les femmes dans une même pièce, en même temps. On ne parle pas de sa situation dans l’entre-soi d’un rapport médecin/patient. On parle toutes ensemble, on « crée du collectif », on « dédramatise » et on tente une analyse politique et féministe des situations qui nous sont communes », comme nous l’explique Françoise, l’une des militantes.

L’endroit est accueillant : des affiches colorées aux murs, une bibliothèque dans un coin, et au centre, des tables basses entourées de sièges sur lesquels s’installent militantes et femmes venues à la permanence du planning, ouverte tous les lundis soirs, à partir de 18 heures.
Ici, on ne trouve pas de salariées, ni de médecins ou d’assistantes sociales. Ce sont des militantes féministes bénévoles qui reçoivent des femmes (surtout), des hommes, des couples, venus pour des questions à propos de contraception, d’IVG, de violences conjugales…
Comment ces militantes accueillent-elles des femmes ? Pourquoi avoir fait le choix de l’accueil collectif ? Et comment les femmes acceptent-elles de parler toutes ensemble de leur situation ? Comment les militantes accueillent-elles les femmes désirant avorter ? Les filles des 343 vous proposent un entretien avec cinq des quinze militantes du planning familial de Poitiers.
- Sabine, 29 ans, militante au planning familial depuis 2008.
- Claire, bientôt trente ans, militante depuis 2007 au sein de l’association ;
- Liliane, 51 ans, qui milite quant à elle depuis onze ans ;
- Fanny, 62 ans, militante depuis environ sept ans ;
- Françoise, 67 ans, militante au planning familial de Poitiers depuis 32 ans.
« S’installe petit à petit, une complicité entre les femmes, une certaine solidarité »
Les Filles des 343 : Au planning Familial de Poitiers, les femmes sont reçues «collectivement». Il n’y a pas d’entretiens individuels, ni de médecins. Pourriez-vous nous décrire rapidement comment sont reçues les femmes, concrètement ?
Fanny : En fait, on les accueille tout simplement ensemble, au fur et à mesure qu’elles arrivent, (seules, avec une amie, leur mère-père ou leur copain); donc, ça se bouscule parfois entre celles qui arrivent, celles qui ne « peuvent pas rester davantage, c’est dommage, cela m’intéressait bien » et celles qui repartent après s’être mêlées au débat…

Françoise : Nous ne leur donnons pas de rendez-vous, nous les prenons comme elles arrivent. Une fois entrées et assises, nous leur expliquons le système de l’accueil collectif. Ici, nous discutons toutes ensembles de ce qui nous préoccupe, nous partageons nos impressions, nos ressentis. « Pouvez nous dire tout de suite pourquoi vous venez ? » Si elles répondent oui, nous leur disons souvent que ça tombe bien car Madame et puis aussi Madame sont là pour la même raison. C’est souvent le cas pour les IVG. Si elles disent qu’elles, c’est à part, et qu’elles ne peuvent pas le dire là tout de suite, si elles se mettent à pleurer, nous leur disons de s’asseoir avec nous et qu’on va en reparler après.
Fanny : L’important, c’est de n’avoir aucune hésitation à le faire, comme quelque chose de très évident et naturel, avec une « tonalité » enjouée, sympa, c’est aussi très important, et ça, c’est moins évident pour certaines accueillantes que pour d’autres qui le font plus naturellement… Alors, parfois, c’est complètement « magique » ce qui se passe, je l’ai éprouvé plusieurs fois : de vraies rencontres, une écoute entre femmes qui ne se connaissaient pas juste avant et qui se découvrent des affinités de femmes, plein de choses à se dire pour s’épauler, encourager l’autre, lui dire qu’on comprend son angoisse, avec une proximité immédiate : pas besoin des détours du masque social, c’est bien « l’autorisation » qu’on (se) donne qui fait tomber les barrières, le contact est immédiat, et on parle tout de suite de l’essentiel; et en plus, cela fait du bien à tout le monde, même bien sûr à l’écoutante, qui est devenue « active » dans le débat et qui se libère aussi…

Claire : Oui, on accueille d’abord avec humilité. Ensuite avec simplicité. On leur explique que chaque personne présente ici vit une sexualité, vit sa vie, et que l’on peut partager cela. On en reçoit pas en individuel, car on veut lever les tabous… Ça nous arrive de sortir le chocolat, le thé et les petits gâteaux…
Liliane : On les accueille simplement, avec convivialité et sur le même plan que les accueillantes…
Françoise : À mesure que les femmes parlent, l’ambiance se détend, elles s’aperçoivent que nous ne les jugeons pas, que nous ne faisons pas la morale, alors elles osent s’exprimer sur le cas de la dame qui est à côté. S’installe, petit à petit, une complicité entre les femmes, une certaine solidarité, elles organisent même quelquefois leur départ à l’étranger ensemble. Et celles qui étaient si mal en arrivant, car ayant des choses douloureuses à raconter, se rassurent, commencent à respirer normalement, et à penser qu’elles vont pouvoir dire ce qu’elles taisent depuis leur arrivée. Avec l’habitude, nous le voyons à leur attitude corporelle qui évolue. Finalement toutes arrivent à dire le pourquoi de leur présence et si elles ne peuvent pas, elles attendent que la plupart des femmes présentes s’en aillent mais c’est très rare… ça m’est arrivé une ou deux fois en 30 ans.
Sabine : Parfois, il n’y a pas d’accueil collectif de fait, parce que les femmes se croisent, l’une arrive tandis que l’autre repart… mais l’idée d’une parole qui ne doive pas sortir en catimini, dans le cadre d’un entretien privé, confidentiel, c’est ce que porte le choix de l’accueil collectif. Et c’est fondamental pour moi.
« J’ai tout de suite trouvé l’idée géniale et proprement révolutionnaire »
Les Filles des 343 : Avez-vous eu des réticences au début avec cette forme d’accueil ? Et si oui, qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
Françoise : Non je n’ai pas eu de réticences, les seules fois où j’ai hésité, c’est lorsque parmi nous se trouvait un homme, et que je pensais au dessus des forces d’une femme de raconter son histoire devant un homme. Mais j’ai vu aussi des hommes se faire accepter — et respecter totalement la ou les femmes présentes — de façon que leur présence ne pose pas problème.
Fanny : Non, et pourtant j’ai par ailleurs une pratique « classique » d’écoute individuelle-secrète, mais ce n’est pas incompatible et pas le même contexte. J’ai tout de suite trouvé l’idée géniale et proprement révolutionnaire, c’est vraiment ce que je continue à penser, parce que c’est vraiment ce qui se passe…
Liliane : La pratique fait changer. Ma formation psycho à la base n’allait pas dans ce sens. Mais il n’y a que les cons qui ne changent pas !
Sabine : Oui, moi j’ai eu des réticences au départ. Je me disais : mais les femmes ne voudront jamais parler de leur vie intime devant les autres ! Et puis, j’avais l’impression que c’était leur faire violence que de leur demander ça. En fait, c’est tout le contraire ! Les anciennes militantes m’ont appris à mettre les femmes à l’aise, à créer une ambiance propice à l’émergence de cette parole collective. Ça permet des échanges fabuleux, des rires, et surtout ça aide vraiment les femmes à relever la tête.
Les Filles des 343 : De l’extérieur, on pourrait se dire que vous devez rencontrer des réticences, face à cette forme d’accueil. Les gens acceptent-ils de s’exprimer devant les autres facilement ?

Françoise : Oui, nous rencontrons quelquefois des réticences car nous ne sommes pas habituées à raconter notre vie privée devant les autres. La norme c’est d’aller le raconter à un spécialiste : un médecin, un psy, une assistante sociale et en tête à tête. Ça ne fait pas partie des habitudes de notre société qui entretient le tabou, qui laisse à penser qu’il faut se le dire en secret, le cacher car quelque part, pense la femme, c’est honteux ! Nous leur disons qu’ici, c’est comme ça, et que si elle ne peuvent pas parler devant les autres, nous lui consacrerons du temps après. Je n’ai jamais eu à le faire car pendant l’entretien collectif, je m’arrange avec la copine qui fait l’entretien avec moi pour développer l’idée que c’est quand même mieux comme ça.
Fanny : Cela m’est arrivé une fois d’hésiter un peu en fonction du problème ou de l’attitude de la personne, et de mon attitude même (j’en suis sûre), qui l’a fait hésiter et fuir: c’était « impossible »; mais dans l’ensemble, si on fait tout de suite le mouvement de les faire entrer dans la pièce commune et qu’on présente cet accueil en disant que nous sommes des femmes qui avons à peu près toutes les mêmes questionnements-problèmes et que c’est super de pouvoir en parler ici très librement et tranquillement, et s’aider par notre écoute, cela passe vraiment très facilement, j’en suis encore souvent étonnée.
Claire : Je ne peux témoigner d’aucun « blocage ». J’ai vu des femmes rester, écouter, réagir aux histoires des autres, sans pour autant parler d’elles, et attendre que d’autres partent. Mais elles sont toujours restées, et elles ont toujours réussi à discuter avec nous.
Sabine : J’ai rencontré une femme, une fois, venue pour une IVG, qui n’a pas voulu s’exprimer devant tout le monde. Elle était dans une situation compliquée et elle avait très peur… quand on sent que le refus est ferme, il ne sert à rien de forcer les choses. On lui a parlé dans une pièce à part. Mais c’est la seule fois.
« Nous créons du collectif, nous dédramatisons ensemble, et nous tentons une analyse politique et féministe des situations qui nous sont communes »
Les Filles des 343 : D’une manière générale, quels sont les bénéfices que l’on peut tirer d’un accueil comme celui-ci ?
Françoise : Tout d’abord nous appliquons le principe d’éducation populaire, c’est à dire que nous sommes toutes des femmes et des hommes avec des questions, des soucis communs. Nous ne nous mettons pas en avant en nous disant au dessus de ça. Chacune s’aperçoit que son histoire n’est pas unique et que les mêmes problèmes sont communs aux personnes présentes. Ça déculpabilise tout de suite. « Ah bon ! je ne suis pas la seule a avoir oublié ma pilule ? » « Ah bon ! je ne suis pas la seule a ne pas avoir compris que j’étais enceinte ! » et mieux encore « Ah bon, je ne suis pas la seule à subir des violences ! ».
Liliane : Tout le monde est au même niveau il peut y avoir partage et soutien spontanément. Et ça c’est magique !
Sabine : Oui, « magique », c’est le mot. En tant que militante féministe, j’ai vécu des moments extraordinaires avec ces accueils collectifs: j’ai vu des femmes persuadées d’être les dernières des nullardes, persuadées d’être seules au monde, se rendre compte qu’elles vivaient la même chose que d’autres femmes. Créer ce sentiment chez les femmes est un acte militant, un acte politique, féministe, très fort: c’est permettre aux femmes de comprendre qu’elles ne sont pas isolées, qu’elles partagent une même position dans la société. C’est leur donner les outils pour commencer à penser qu’elles peuvent lutter collectivement, pour leur ouvrir le chemin d’une prise de conscience féministe.
Fanny : Ça permet essentiellement de ressentir qu’on sort du secret-caché-honteux-tabou-culpabilisant, puisqu’on vous dit ‑et vous le constatez- que vous pouvez en parler librement avec d’autres; donc on sort effectivement de ces sentiments négatifs et destructeurs, on s’en libère, ça fait du bien et ça permet d’en parler plus sereinement, tranquillement, avec un peu plus de distance; et puis le sentiment de retrouver sa dignité d’abord, et c’est pas rien; sa légitimité aussi dans les choix qu’on fait, même si c’est pas le choix que ferait l’autre : en tous cas, il est respecté, et les autres ne jugent pas, en tous cas cela n’est jamais arrivé devant moi.
Claire : Ça permet aux femmes de se sentir moins seules, et moins astreintes au rôle de « wonder woman », peut-être ?
Françoise : Ça déclenche un sentiment de solidarité, nous créons du collectif, et nous dédramatisons ensemble, et nous tentons une analyse politique et féministe des situations qui nous sont communes. Ça permet de se lâcher, de se confier, de souffler, de se consoler et partir après avoir retrouvé une certaine dignité. Les têtes sont plus hautes lorsque les femmes quittent la pièce. Nous brisons le tabou du secret, nous expliquons que plus nous nous tairons, plus les choses existeront et plus nous en serons les victimes. Il faut pouvoir dire tout ça et ne pas en avoir honte. C’est la société qui veut que nous ayons honte ou mal. Ces paroles peuvent se dire, les femmes comprennent très bien. Quand elles partent nous leur demandons souvent leur ressenti, puisque c’était la première fois qu’elles vivaient ça ? Toutes disent leur surprise au départ mais toutes disent comme elles se sont senties bien et qu’elles ont trouvé ça sympa. Souvent j’ai vu des femmes qui une fois leur cas réglé ont demandé à rester pour parler avec les autres.
« L’avantage principal pour moi, c’est que les femmes se rendent compte qu’elles ne sont pas seules »
Les Filles des 343 : Et concernant l’IVG en particulier, quels sont les avantages ou les inconvénients d’un accueil dit « collectif » ?
Fanny : C’est particulièrement important dans ce contexte, puisque les femmes arrivent trop souvent « porteuses » de ces sentiments négatifs-destructeurs, que les autres, en miroir, vont pouvoir démonter…
Françoise : Oui, c’est surtout que la femme se dit qu’elle n’est pas comme on lui a fait croire : aussi inconsciente que ça, aussi irresponsable que ça et incapable de gérer sa vie. Et puis que ce n’est pas si grave… parce que la dame à côté, elle n’est pas traumatisée parce qu’elle va avorter. Donc nous pouvons avorter sans que ça que ça nous pose problème ! sans penser qu’il y aura des suites désastreuses ! La femme, pour une fois, décide toute seule ce qu’elle doit penser, ce qu’elle doit ressentir, elle en sort grandie. Et j’espère que ça fait comprendre aux femmes qu’il faut que nous nous regardions avec moins de jugement et plus d’empathie et que ne nous sommes pas dans la concurrence.
Sabine : Tout à fait… les jeunes femmes qui viennent parce qu’elles veulent avorter se disent souvent qu’elles ont éc houé parce qu’elles n’ont pas su gérer leur contraception, parce qu’elles sont jeunes, inconscientes. Quand elles rencontrent une femme d’une quarantaine d’années dans la même situation qu’elles, elles comprennent que l’avortement n’a rien à voir avec l’immaturité, l’inconscience. Elles comprennent que « ça peut arriver à tout le monde ».
Claire : Oui, l’avantage principal pour moi, c’est que les femmes se rendent compte qu’elles ne sont pas seules; que l’IVG peut faire partie de la vie au même titre qu’une opération de l’appendicite ou des dents de sagesse; qu’elles ont le droit de faire des choix et d’en parler. En bref, que l’IVG est bien une solution et l’entretien collectif, ça dédramatise. Les inconvénients ? Je n’en vois pas.
Fanny : Moi non plus, je ne vois pas d’inconvénient : les femmes qui ont besoin de se protéger contre ce qu’elles ne veulent pas entendre, ou qui ressentent que la procédure fait trop violence à leurs habitudes de pensée (représentations) savent refuser un accueil collectif, et nous respectons cette demande bien entendu.
Les filles des 343 : Pourriez-vous nous raconter une permanence en accueil collectif qui vous a marquée et pendant laquelle une ou plusieurs femmes désirant avorter, étaient présentes ?
Fanny : Il y a les discussions animées quand il arrive que des femmes reviennent nous voir pour « témoigner » après leur IVG (on le leur demande si elles peuvent nous parler de leur « aventure ») et qu’elles rencontrent celles qui veulent y aller: les premières « rassurent » les secondes spontanément sur les modalités de transport, trajet, avec qui, la gentillesse de l’accueil, la crainte de ne pas comprendre l’espagnol, les tarifs, le retour, l’audace et la fierté d’avoir pu faire la démarche et y aller seule… et pour toutes celles pour lesquelles il n’y a eu aucun conflit intérieur par rapport à la décision, elles n’évoquent que le « soulagement » éprouvé, le bien-être retrouvé… de beaux échanges, on boit du petit lait, on n’a pas besoin d’en rajouter, sinon juste sur l’acte médical technique qu’on explique.… alors, ces moments-là, c’est le pied…

Françoise : Oui… je n’oublierai jamais cette femme en délai très dépassé, partie en Hollande pour avorter qui, à nos questions sur l’IVG, répondait rapidement « oui, oui, ça s’est bien passé » et tout de suite enchaînait sur les péripéties du voyage car c’est cet aspect qui l’avait inquiétée le plus et elle était très fière de s’en être sortie… et puis ce couple revenant d’Espagne, la femme joyeuse et guillerette devant les femmes dans la même situation qu’elle des semaines avant, qui leur disait le sourire aux lèvres. « J’en viens, c’est rien, tout se passe bien, ne vous inquiétez pas ». Et le mari d’ajouter « nous n’avons pas souffert ! ». Mais une permanence en accueil collectif qui m’a marquée… c’était la dernière permanence que j’ai faite ! Cinq femmes, cinq avortements et quatre en délais dépassés. Toutes, les unes après les autres, nous ont expliqué qu’elles n’avaient aucun sentiment de culpabilité, que c’était comme ça et pas autrement. Même pas un petit chagrin caché là derrière. Pas de grossesse programmée, pas de projet d’enfant, donc on arrête ça et on passe à autre chose. D’un seul coup, je me suis dit que la loi commençait à être vraiment admise, comprise et qu’elle autorisait les femmes sans qu’elles se sentent coupables.
Sabine : J’étais là, lors de cet accueil collectif. On l’a fait à deux, avec Françoise. On accueille toujours les femmes à deux, jamais seules. Il est important d’être au moins deux, pour pouvoir réfléchir ensuite à notre pratique, ne jamais se sentir en position de toute puissance, de pouvoir, d’experte… et toujours se remettre en cause, se former. Lors de cet accueil, nous avons vécu un très bon moment. Je me souviens d’une mère, venue accompagnée sa fille, qui était catastrophée par le fait qu’elle doive avorter à l’étranger. Elle avait peur des « conséquences » de l’IVG, en terme physiques, psychologiques. Et les femmes présentes, nous ont aidé à rassurer cette mère. La discussion commune nous a toutes permis de comprendre que nous partagions les mêmes choses, en tant que femmes.
« À force de répéter aux femmes que l’avortement est un traumatisme et qu’il y aura forcément des suites, on a fini par les convaincre que c’était comme ça. »
Les filles des 343 : Vous qui êtes au contact des femmes en tant que militantes depuis plusieurs années, que pensez-vous de l’idée selon laquelle l’IVG est « forcément un drame » pour une femme ?
Claire : Ce sont des conneries. Ce qui est un drame et qui devient un drame pour certaines effectivement, c’est de répandre cette fausse idée. Sans doute pour certaines, cela a été vécu comme un drame, mais sans doute comme certaines femmes qui ont dû élever des enfants alors qu’elles n’en voulaient pas, non ?
Françoise : Je n’ai jamais avorté mais j’ai rencontré beaucoup de femmes voulant avorter ou ayant avorté. Je pense que l’IVG n’est pas forcément un drame si elle n’est pas liée à une situation dramatique : rupture, deuil, changement de partenaire etc. et dans ces cas là, c’est la situation qui est dramatique et pas l’IVG.
Fanny : Heureusement que ce n’est pas forcément un drame pour les femmes ! Cela dépend absolument du désir-choix de cette femme; si elle est bien décidée parce que c’est une « erreur » de contraception, qu’elle n’a aucun projet-envie d’enfant à ce moment de sa vie, qu’il n’existe en elle aucun « tiraillement » entre deux envies, ce n’est non seulement pas un « drame », mais la meilleure solution à ce qu’elle considère comme un problème majeur… c’est le soulagement et le sentiment d’avoir été responsable de son choix et de conduire sa vie qui dominent, comme ces femmes l’expriment très souvent dans nos permanences. C’est aussi parfois un drame quand l’IVG est le résultat d’un déchirement entre deux désirs, deux amours, ou d’un désamour, d’une trahison : mais la problématique est ici essentiellement psychologique-affective-émotionnelle ; mais pour certaines femmes « qui veulent avorter parce qu’il n’y a pas d’autre choix possible », restent les représentations de l’IVG perçue encore comme un meurtre, quelles que soient les conditions de vie réelle et le nombre de SA (semaines d’aménorrhée ou absence de règles): c’est pour ces femmes que ce sera « forcément un drame » puisque c’est forcément dramatisé-culpabilisant-honteux : c’est auprès de ces femmes que nous faisons un vrai travail de prise de conscience-changement de perspective-déconstruction…
Sabine : Oui, lors des accueils, le travail de déconstruction de ce mythe est central, permanent. C’est vraiment un mythe.
Liliane : C’est plus une délivrance qu’un drame. Il y a drame si désir d’enfant et si le poids de l’entourage est trop fort.
Les Filles des 343 : Pensez-vous que cette affirmation a des conséquences sur la manière dont les femmes vivent leurs avortements ? Lorsque vous les recevez au planning familial, avez-vous l’impression qu’elles sont marquées par cette image de l’avortement ?
Liliane : Avant d’arriver chez nous, oui, il y a obligation d’être malheureuse. C’est une assignation de plus…
Sabine : Les femmes qui arrivent chez nous traînent vraiment cette affirmation comme une pierre. C’est un sentiment de culpabilité, de honte, qui leur est injecté en permanence. C’est un vrai poison. Et ça me met terriblement en colère. Les aider à déconstruire cela, c’est les alléger. Et ça se voit physiquement, à la manière dont, peu à peu, les femmes se redressent ; leurs visages se décrispent, elles sourient.
Claire : Elles ont l’impression de « tuer un bébé ». On est dans une société où la femme est encore une « possible pondeuse » avant tout. Elles doivent GÉRER et être « wonder woman » : à la maison, au travail, au lit, dans la pub, dans les magasines, avec la famille pour gérer les vieux, etc. … Ça lui donne un rôle dans la société aux yeux des mères, des sœurs, des hommes, des employeurs, des politiciens décideurs, de la religion… Alors, forcément, elles se sentent fautives, nulles de n’avoir même pas pu gérer une contraception malgré toutes les campagnes d’information qui existent sur la pilule et le rôle du garçon dans la contraception…
Fanny : Oui, si on a toujours entendu autour de soi qu’il s’agissait d’un crime, ou que l’IVG traumatisait, rendait stérile, etc, et si on n’a pas pu le remettre en question, on le vivra comme quelque chose de traumatique-dramatique; d’ailleurs certaines femmes, pas culpabilisées et vivant bien leur choix, nous demandent parfois si elles vont « plus tard » avoir des conséquences psychologiques, comme s’il y avait une contamination possible et sournoise de quelque chose qui arriverait malgré elles, plaqué, … comme un microbe en quelque sorte… c’est pour moi une vision très médicalisante…
Françoise : À force de répéter aux femmes que l’avortement est un traumatisme et qu’il y aura forcément des suites, on a fini par les convaincre que c’était comme ça. Et même celles qui ne ressentent pas tout ça, s’obligent à le dire sinon ça craint et ce n’est pas politiquement correct. On a presque honte de ne pas être traumatisée. Pourquoi tout ces gens veulent à tout pris que les femmes soient coupables d’avorter ? C’est encore une violence faite aux femmes et une façon de les infantiliser. Ça commence à changer mais ces dernières années, toutes les femmes qui venaient avorter commençaient par nous dire qu’elles n’étaient pas douées et qu’elles avaient pas été capables de gérer. Toutes ou presque commençaient par se dévaloriser. Y en assez de ça !
« Il ne faut surtout pas leur demander « pourquoi » elles veulent avorter. Chacun son choix, pas besoin de se justifier »
Les Filles des 343 : Que dites-vous à une femme qui vient pour une grossesse non désirée et qui souhaite avorter ?
Françoise : Je l’écoute et lui précise bien que je ne porte aucun jugement sur sa décision et que tout ça n’appartient qu’a elle. Je lui donne un maximum de renseignements pour qu’elle puisse prendre une décision et mener au bout son projet. Je lui dis qu’elle n’est pas coupable et que nous ne sommes pas obligées d’être des « super femmes ». Bien sûr ‚ça se complique lorsque les deux dans le couple n’ont pas le même projet mais c’est aux deux de décider et finalement c’est pas toujours la femme qui décide, pourtant c’est son ventre ! Il faut dire aussi que certains hommes ayant décidé que la contraception est une affaire de femmes, se font faire des enfants alors qu’ils n’en voulaient pas. Se sont-ils donné les moyens de ne pas en avoir ? ce n’est pas certain, dans la plupart des cas. Et puis pour certains couples si on se met ensemble cela va de soi de faire des enfants. Si les choses n’ont pas été dites, il y a des surprises.

Fanny : Nous vérifions surtout que c’est bien son choix, libre de toute pression, même chez les femmes majeures… on rencontre des cas de femmes fragiles et manipulées-ables, et c’est bien leur dignité et leur liberté de choix qui est essentielle pour nous, et quel que soit le nombre de SA (semaines d’aménorrhée, d’absence de règles). Ensuite, nous lui apportons les infos dont elle a besoin, concrètes et médicales, et l’orientons soit vers le Centre de Planification si elle se trouve dans les délais légaux français, et sinon, vers des cliniques privées qui pratiquent les IVG au-delà de 14 SA (semaines d’aménorrhée ou absence de règles) à l’étranger 1.
Sabine : Je crois qu’il faut leur sourire, les alléger. Pas besoin de se regarder les pieds, de prendre un air contrit. Les femmes se sentent parfois obligées de « jouer le drame », d’avoir l’air triste, comme si il fallait qu’elles aient l’air malheureuses, pour ne pas avoir l’air de monstres. Quand on leur permet de sourire, de ne pas avoir l’air traumatisées, les femmes vont déjà mieux.
Les Filles des 343 : Que ne faut-il surtout pas lui dire, ne surtout pas faire, selon vous ?
Claire : Il ne faut surtout pas leur demander « pourquoi » elles veulent avorter. Chacun son choix, pas besoin de se justifier ; la société de performance dans laquelle on vit nous le demande assez pour d’autres trucs, pas la peine d’en rajouter.
Françoise : Il ne faut porter aucun jugement sur son envie, sa décision. Il est préférable de ne parler pas de bébé mais de début de grossesse. Même ce mot là les froisse quelquefois, donc on se contente de parler de retard de règles. Personnellement je me refuse à lui parler des aides sociales etc.…etc… Mais il m’est arrivé de proposer à une femme de continuer sa grossesse alors qu’elle venait pour une IVG, parce que c’était trop dur pour elle. Quelquefois avorter peut devenir une norme lorsque cela arrange certains, c’est le revers de la médaille. Quand une femme veut avorter, il ne faut pas faire les démarches pour elle, il ne faut pas lui prendre ses rendez-vous, lui trouver de l’argent. Elle pourrait nous le reprocher mais c’est encore l’infantiliser et la considérer incapable de s’en sortir. Plus notre regard sur les femmes est positif, plus elles deviendront grandes et fortes.
Liliane : Oui, il ne faut pas la traiter en « pauvre dame ». Il faut donner les renseignements tout de suite.
Fanny : Et il ne faut pas dramatiser, amplifier les risques (très minimes), être dans « l’émotivité ». Il ne faut pas la culpabiliser en lui disant par exemple qu’elle aurait dû ou pu savoir éviter cette grossesse. Il ne faut pas lui dire qu’il s’agit d’un bébé, qu’il n’est pas encore, mais d’un fœtus, d’un embryon…
Les Filles des 343 : Voudriez-vous ajouter quelque chose ?
Claire : Super démarche le blog ! j’ai témoigné dans la case IVG année 2000. Bravo, continuez comme ça !
Notes :
- En France, le délai légal pour avorter est de 14 semaines d’aménorrhée ‑ou absence de règles‑, soit 12 semaines de grossesse. Ce délai diffère en Europe et dans le monde, voir par exemple la législation en Europe, avec ses différents délais légaux, sur le site du Planning Familial ↩